Combattre ses addictions par l’expression créatrice et l’art-thérapie

Le phénomène addictif n’est pas récent. Il a concerné toutes les sociétés et civilisations depuis l’aube de l’humanité et il a évolué au gré des bouleversements historiques et sociaux. En effet, les addictions renvoient à des dimensions propres de l’être humain tels que la recherche de plaisir et de bien-être. Il semble cependant que le phénomène addictif a pris des proportions inégalées depuis plusieurs années et qu’il ne cesse de se développer. Pour reprendre les propos du sociologue Patrick Pharo, chercheur en sociologie morale, spécialiste entre autres de l’addiction et des politiques publiques la concernant, pour la première fois peut-être, l’humanité est confrontée à un phénomène d’addiction de masse . De là à considérer que l’addiction est en passe de devenir une norme comportementale, il y a un pas… que franchit Jean-Pierre Cauteron, psychologue clinicien et porte-parole de la Fédération Addiction , qui estime que nous vivons dans « une société qui contribue à la dérégulation des comportements de recherche de plaisir, qui banalise l’expérience addictive et l’érige en norme comportementale. »

Force est de constater que le système de gouvernance actuel, basé sur les cultes de l’image, du technicisme, de la consommation, de l’efficacité, de la vitesse et de la performance, est extrêmement anxiogène et qu’il favorise de facto les conduites et pratiques addictives. Aliéné par le matérialisme et le normatif, acculé à produire et consommer s’il veut exister, et sollicité en permanence par des injonctions marketing qui vantent « l’intensité, l’excès et l’accès immédiat à l’objet du désir », l’Homme moderne ou post-moderne, c’est selon, est entraîné de facto dans une spirale addictive dont il est difficile d’échapper. En outre, les dimensions symboliques et spirituelles dont tout être humain est doté et dont il a besoin pour vivre sont complètement étouffées. En conséquence, les répercussions sur les psychismes sont diverses et variées mais elles se traduisent surtout par un sentiment diffus de perte : perte des repères, perte de cadre et de limites et, in fine, perte d’identité. En réponse à ce système aliénant et somme toute mortifère, la pulsion de vie trouve son affirmation dans la recherche de sensations fortes voire extrêmes et dans un besoin du « toujours plus » : plus vite, plus fort, plus grand, plus haut…

Sur le plan mondial et national, les statistiques et les tendances observées vont toutes dans le même sens : nous vivons le règne de l’impulsion et de la compulsion - des syndromes de l’addiction – et les comportements d’abus, d’addiction et de dépendance ne font qu’augmenter. Ainsi, en France, selon les derniers rapports de la MILDECA - Mission Interministérielle de Lutte contre les Drogues et les Conduites Addictives - publiés en 2018, les consommations de cannabis et d’alcool sont de plus en plus précoces, la diffusion et la consommation de la cocaïne et des nouvelles drogues de synthèse sont en augmentation, tout comme la prise régulière de tranquillisants et de somnifères. Enfin, les dépendances aux nouvelles technologies et aux jeux ne cessent de se développer…

Alors tous addict ou tous condamnés à devenir addict ? On peut se poser la question tant le terme « addiction » est entré dans le langage courant et qu’il est devenu omniprésent dans les conversations. En ce sens, là encore, on peut y voir une sorte de diktat social de l’addiction et une quête identitaire. Autrement dit, si vous n’êtes pas addict, c’est que vous ne vivez pas vraiment et que vous n’êtes pas « tendance ». Il est ainsi à peu près certain que vous avez entendu autour de vous au moins une personne dire qu’elle était devenue addict à une série télévisée, à une voiture, à un restaurant ou à une marque de vêtement ! Or, ainsi que l’explique William Lowenstein, docteur spécialiste en médecine interne, addictologue et président de l’association SOS Addictions , l’évolution des mots peut entraîner un risque de banalisation et surtout de dépossession de son sens réel, lourd de conséquence.

Mais que recouvre au juste le terme « addiction » et quelles différences existe-t-il entre l’addiction et la dépendance ? Selon l’INSERM – Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale -, les addictions sont des pathologies cérébrales qui se définissent par une consommation abusive et irraisonnée d’une substance, ou la répétition compulsive d’une activité avec des conséquences délétères malgré la conscience des risques d’abus et de dépendance . Les pratiques addictives peuvent s’ancrer dans la consommation de substances psychoactives – alcool, tabac, médicaments psychotropes, cannabis, opiacés, cocaïne… - ou dans des comportements – addictions comportementales – telles que les troubles du comportement alimentaire (TCA, anorexie mentale), le jeu pathologique, l’addiction aux écrans et aux jeux vidéo, au sexe, au travail… Une addiction se définit donc comme un rapport pathologique qu’une personne entretient avec une substance, un produit, ou un comportement. C’est une maladie, un trouble mental et comportemental, qui engendre de graves souffrances et qui a des conséquences très néfastes sur tous les plans : psychique, physique, familial, professionnel et social.

La dépendance, pour sa part, est due à un déséquilibre du fonctionnement neurobiologique à la suite d’une consommation régulière d’une substance psychoactive. Ce déséquilibre entraîne l’envie de consommer à nouveau la substance en question, pour ne pas subir les effets désagréables consécutifs à l’arrêt de sa prise. La dépendance se caractérise donc par la perte de la liberté de ne pas consommer et se traduit par ce que les anglo-saxons appellent le craving - du verbe « to crave », « avoir très envie » ou « avoir terriblement besoin -, à savoir un « désir puissant ou compulsif d’utiliser une substance psychoactive » alors qu’on ne le désire pas à ce moment - selon la Classification Internationale des Maladie - CIM 10. On retrouve ce même phénomène de dépendance dans le cas d’addictions comportementales.

Vous l’aurez donc compris, l’addiction et la dépendance sont deux notions bien distinctes qui, par ailleurs, n’affectent pas le cerveau de la même manière. Plus précisément encore, le terme « addiction » recouvre une palette de comportements de consommation, de l’usage simple plus ou moins contrôlé à la dépendance, en passant par l’usage à risque et l’usage excessif qui débouche sur un usage pathologique. Au début des années 1980, Claude Olievenstein, célèbre psychiatre spécialisé dans la toxicomanie et fondateur du Centre Médical Marmottan, disait : « La toxicomanie est la rencontre d’un produit, d’une personnalité et d’une circonstance ou d’un moment culturel ». Aujourd’hui, il est reconnu que l’addiction nait de la rencontre d’un produit avec une personne dans un contexte socio-environnemental donné. Les mécanismes de l’addiction sont donc complexes et reposent sur ces trois facteurs :
 Le produit : certains produits ont un pouvoir addictif plus important que d’autres. Par ailleurs, quel que soit le produit, plus la consommation est précoce dans la vie, plus le risque de dépendance est élevé et plus les risques de complications psychopathologiques et physiques augmentent. Le produit choisit par la personne est fonction de plusieurs paramètres dont les effets que sa prise induit, l’image qu’il renvoie, les valeurs qu’il véhicule, la culture associée…
 La personne : chaque personne est plus ou moins vulnérable à l’addiction et une part de cette vulnérabilité est d’origine génétique. La génétique entre donc en ligne de compte dans l’addiction et il existe des profils génétiques plus orientés vers des comportements addictifs que d’autres. Mais la personnalité et le profil psychologique jouent également un rôle : recherche de sensations fortes, besoin de nouveautés, hypersensibilité, manque de confiance en soi et faible estime de soi, caractère introverti, anxiété, troubles de l’humeur…
 L’environnement : exposition et type d’exposition au produit et/ou au comportement, disponibilité du produit, habitude de consommation dans l’environnement immédiat, banalisation du produit, imitation, identification…

Grâce aux travaux de recherches réalisés dans le champ des neurosciences, nous savons que les mécanismes neurobiologiques de l’addiction sont étroitement liés au « système de récompense », un circuit du cerveau responsable des sensations de plaisir et de satisfaction lorsque nous effectuons certaines actions, par exemple celle de manger lorsque nous avons faim. Dans les troubles addictifs, ce mécanisme fondamental est perturbé par la prise du produit ou par un comportement qui démultiplie la sensation de plaisir. Mais d’autres mécanismes consolident l’addiction. L’organisme devenant peu à peu insensible au produit et à ses effets, la personne doit accroître les doses pour obtenir le même niveau de plaisir. Elle entre alors dans un système de dépendance. Le cerveau s’adapte et finit par créer des émotions négatives chez la personne – anxiété, irritabilité notamment. À cause des sensations du sevrage, la personne entre dans un processus de recherche de consommation pour se soulager avant tout, considérant ainsi que la recherche de plaisir est alors devenue secondaire.

En règle générale, le phénomène d’addiction induit chez toute personne une modification des liens entre le dedans et le dehors. La nature des liens entre le monde intérieur et le monde extérieur ne sont plus en adéquation et deviennent inadaptés. Considérant que le produit agit sur le psychisme et modifie les émotions et les affects, la personne addicte change - consciemment et inconsciemment - son rapport au monde, aux autres et à elle-même. Mais de manière plus large, lorsqu’elles ne sont pas soignées, les addictions peuvent avoir des conséquences très néfastes, voire même dramatiques :
 Troubles physiques, psychiques et cognitifs plus ou moins forts.
 Développement de cancers sur le long terme - nombreux cancers associés à la consommation d’alcool et de tabac notamment).
 Désinvestissement à l’école, au travail et au niveau familial.
 Délitement du lien social, isolement, repli sur soi, paupérisation…
 Mise en danger physique de soi et des autres - accidents mortels dans le cas de l’alcool et du cannabis au volant notamment.

Face aux addictions, il n’existe pas de traitement miracle. Le plus souvent, le soin est pluridisciplinaire et basé sur un traitement médicamenteux, une prise en charge psychologique (thérapies cognitivo-comportementale, systémique, familiale…) ainsi qu’un accompagnement social. L’efficacité du traitement est liée en grande partie à la motivation de la personne qui souhaite sortir de sa dépendance ainsi qu’à sa capacité à trouver les ressources nécessaires pour reprendre confiance en soi, améliorer l’estime de soi, et retrouver des perspectives. La prise en charge des addictions ne se résume donc pas à la seule question du sevrage qui n’est plus l’unique objectif thérapeutique comme cela fut le cas pendant de très nombreuses années. L’objectif principal du traitement est aujourd’hui de réduire les risques et les dommages liés à l’addiction en question – physiques, psychiques, sociaux, professionnels, familiaux - et de viser l’arrêt de la perte de contrôle involontaire de l’usage ainsi que le maintien de cet arrêt dans le temps, ce qui passe chez la personne par une démarche de changement et de transformation.

En dernière analyse, lorsque ces objectifs de prise en charge ne peuvent être fixés, il est alors envisagé une réduction partielle de consommation, afin de diminuer les risques et les dommages associés à l’addiction. Ce type de prise en charge peut être une étape intermédiaire dans le traitement d’une personne addicte et dépendante, considérant que dans tous les dispositifs de soin en addictologie, l’idée majeure est de rendre la personne la plus actrice possible de son traitement afin qu’elle fixe elle-même ses objectifs. Ceci, notamment, pour conserver un lien et une alliance thérapeutiques entre la personne en question et le thérapeute.

En regard de ces éléments, l’art-thérapie peut être considérée comme une thérapie complémentaire très opérante pour permettre de soigner tous les types d’addictions, de mettre en place un véritable accompagnement psychosocial des patients et aider ces derniers à entrer dans un processus de transformation. D’abord et avant tout parce que l’art-thérapie, grâce à la médiation artistique et au processus de création, est une thérapie du « faire » et qu’elle donne ainsi la possibilité aux patients d’être particulièrement acteurs de leur soin. Par le jeu de la médiation artistique - peinture, dessin, modelage, collage, musique, danse, théâtre, écriture, Land Art -, les personnes accompagnées ont l’opportunité de s’exprimer en créant. Or, créer c’est agir et (re)-devenir acteur selon ses désirs, ses goûts, ses valeurs. Enfin, stimuler la créativité et entrer dans un processus de création favorisent les stratégies résilientes. En exprimant esthétiquement ses émotions en lien avec son addiction - par le dessin, la peinture, la musique, la danse ou l’écriture -, la personne affirme une volonté de s’inscrire à nouveau dans la vie, avec potentiellement d’autres croyances et d’autres valeurs ainsi que de nouvelles perspectives.

Une autre caractéristique majeure de l’art-thérapie, particulièrement adaptée pour les soins à destination de personnes addictes, réside dans le fait qu’elle est construite à partir des phénomènes transitionnels – l’atelier est un espace transitionnel, l’objet de la création un objet transitionnel… - qui sont à la source de la création des liens. Or, ainsi que nous le verrons en détail, les addictions peuvent – et doivent – être abordées comme une pathologie du lien. En effet, le comportement addictif peut être compris comme un lien pathologique que la personne addicte crée et développe avec l’objet de son addiction pour compenser la difficulté que cette dernière éprouve dans sa relation aux autres. De manière générale, l’art-thérapie, par l’introduction d’une médiation artistique et par le cadre art-thérapeutique proprement dit, favorise chez le patient, de manière consciente et inconsciente, un retour vers le temps de l’enfance : un temps de la régression, des origines, un temps du jeu et du plaisir où apparaissent les processus d’attachement, de liaison, de séparation, d’individuation… En revisitant ces questions essentielles qui interviennent directement dans les pratiques addictives, il est alors possible pour les patients d’en prendre conscience, de les comprendre et de pouvoir engager un travail de transformation à travers l’acte de créer.

Par ailleurs, l’art-thérapie offre la possibilité, à partir de dispositifs précis proposés par un art-thérapeute certifié en liaison avec la chaîne du soin, de pouvoir travailler sur plusieurs plans qui vont permettre d’accompagner la personne dans son processus de sevrage et l’aider à sortir de son enfermement addictif :

 Exprimer l’addiction : dans le cas d’une pathologie addictive, les personnes ren-contrent des difficultés majeures à verbaliser leurs émotions refoulées et sont le plus souvent dans l’évitement de soi. Or, l’acte de créer est indiscutablement l’un des meilleurs moyens de reprendre conscience de soi – tant sur le plan somatique que psychique. Il donne la possibilité d’exprimer ses affects, ses refoulements et ses conflits par les formes, les couleurs, les gestes, les mouvements sans avoir à verba-liser. Progressivement, au fil des séances, les créations réalisées vont servir de sup-port pour libérer la parole, mettre des mots sur l’addiction et la signifier.

 Retrouver la confiance en soi et restaurer l’estime de soi : exprimer son « Moi » profond à travers le processus de création artistique, c’est croire d’une manière ou d’une autre en son potentiel et ses capacités et c’est affirmer ses besoins. L’acte de créer permet à la personne de mettre à jours ses capacités, ses potentialités, mais aussi ses limites. Enfin, l’art-thérapie, grâce au processus de création, offre des vertus essentielles pour travailler sur les troubles de l’estime de soi car elle donne la possibilité aux personnes addictes de déposer, mettre en forme et surtout comprendre toutes sortes d’émotions, d’affects et de conflits sans qu’il y ait la moindre prise de risque. Enfin, l’acte de créer est le plus souvent source de jeu et de plaisir par les sensations et les émotions qu’il procure. Il va redonner « en-vie ».

 Re-créer des liens intra- et intersubjectifs : l’art-thérapie est avant tout une thé-rapie groupale. Grâce aux vertus thérapeutiques du groupe et à la médiation artis-tique qui joue un rôle de ciment, les participants re-créent des liens avec les autres et avec eux-mêmes. En mettant en lumière cette question essentielle des liens, l’art-thérapie permet d’aborder l’addiction sous l’angle du lien qui s’est créé entre la personne et un produit ou plus largement un objet. Or, ce lien qui est devenu ex-cessif, compulsif, répétitif, renvoie potentiellement à la nature du lien que la per-sonne entretient avec son environnement, avec « l’Autre » et avec elle-même.

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