Nous pouvons raisonnablement imaginer que les troubles liés au traumatisme sont apparus quand l’humanité a pris conscience de sa finitude et commencé à conceptualiser des représentations de la mort. Certains pourront objecter que l’humanité, depuis qu’elle existe, est confrontée au traumatisme et que l’homme est un être traumatisé par essence à cause du trauma de la naissance, ce « chaos » originel dont personne ne peut et ne veut se souvenir. Ici, cependant, il ne sera pas question de ce traumatisme si particulier et si commun à la fois, mais bien du traumatisme lié à un événement extraordinaire, celui qui peut toucher toute personne au cours de sa vie et durant lequel l’intégrité physique et/ou psychique de l’individu est menacée. L’adjectif « extraordinaire » est à prendre dans le cas présent de manière très souple, puisque nous verrons par la suite que bien souvent des événements dits « ordinaires » peuvent aussi être extrêmement traumatisants.
Mais avant d’aller plus loin, peut-être est-il nécessaire d’apporter un premier éclaircissement sémantique sur les termes « traumatisme » et « trauma ». Si l’on se réfère à l’ouvrage des psychanalystes Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, le trauma est une blessure avec effraction (en grec, trauma = « blessure » et dérive de « percer »), tandis que le traumatisme représente les conséquences du trauma sur l’ensemble de l’organisme. Selon les deux auteurs, le trauma (ou événement traumatique) serait un événement d’une intensité inouïe face auquel la personne ne peut réagir avec, comme conséquences, un bouleversement dans son organisation psychique ainsi que des effets pathogènes durables.
Historiquement, s’il s’avère que les troubles psychiques liés à un traumatisme ont pu être décrits cliniquement dans la Grèce antique – particulièrement par Hérodote, à travers l’histoire d’un combattant athénien de la bataille de Marathon –, il faut attendre la fin du XIXe siècle pour qu’apparaissent les premières véritables recherches sur la question traumatique. Celles-ci sont initiées à partir d’études sur les névroses menées par Hermann Oppenheim, neurologue allemand qui introduit le concept de « névrose traumatique », et Jean-Martin Charcot, médecin psychiatre à la Salpêtrière et spécialiste en France de la neurologie. Parallèlement, la naissance de la psychanalyse permet de faire considérablement avancer les recherches sur le traumatisme. À ce sujet, précisons que ce concept, très sensible, va occuper une place centrale dans l’œuvre de Freud, et que ce dernier le remaniera sans cesse. Mais c’est peut-être Sándor Ferenczi, dans le champ de la psychanalyse, et Pierre Janet, dans celui de la psychologie, qui apporteront la meilleure compréhension du traumatisme : ils poseront les premiers fondements méthodologiques destinés à soigner les troubles post-traumatiques.
Au cours du XXe siècle, la guerre – expérience traumatique qui touche aussi bien les civils que les soldats – va susciter d’importantes recherches. Des milliers de cas vont être l’objet d’études visant à analyser, comprendre et désigner les troubles liés à des chocs traumatiques. Plusieurs terminologies vont alors apparaître : « psychose traumatique », « hystérie de guerre », « syndrome d’épuisement », ou encore « névrose de guerre ». Un terme anglais va finir par s’imposer : le post-traumatic stress disorder (PTSD), connu en français sous les termes de « trouble de stress post-traumatique » (TSPT), « syndrome de stress post-traumatique » (SSPT) ou encore « état de stress post-traumatique » (ESPT).
Aujourd’hui, si les causes du traumatisme (l’étiologie) ainsi que les moyens thérapeutiques à mettre en œuvre pour soigner le trouble lié à un vécu traumatique demeurent l’objet de débats – et de recherches –, un consensus semble avoir été trouvé sur les manifestations cliniques du vécu traumatique. Dans tous les cas, le traumatisme est une rupture dans le cours de la vie, une rupture dans la continuité des échanges et des relations, mais aussi une rupture dans le temps. Il y a donc une perte du sentiment de continuité d’existence. En raison de la soudaineté et de la violence de l’événement traumatique, la personne est subitement confrontée à la mort ou ressent violemment une menace de mort. Or il est impossible de se représenter le réel de sa propre mort. Devant l’impossibilité du psychisme d’accueillir cette représentation, il y a effraction. Un sentiment d’effroi s’empare de la personne qui, pour se « protéger », va entrer dans un processus de sidération qui va la figer. En ce sens, le traumatisme est un événement particulier que le Moi ne parvient pas à digérer, un événement sans temporalité, constamment présent, qui ne trouve pas sa place sous la forme de souvenirs. Il y a alors une reviviscence du vécu traumatique par des flashs, des angoisses, des cauchemars…
Si la notion traumatique concerne un état, elle est aussi un processus qui parasite l’organisation et la construction psychique, et qui crée un phénomène de dissociation. Ainsi, toute personne qui a vécu un événement traumatique extrême aura tendance à se couper des autres. Dans l’immense majorité des cas, parler de l’événement traumatique est très compliqué, et les personnes traumatisées ont une forte tendance à vouloir oublier l’expérience vécue. Elles mettent alors en place, le plus souvent inconsciemment, une stratégie d’évitement qui va les couper encore plus de leur environnement immédiat, ce qui va favoriser le développement d’un sentiment d’abandon. Les conséquences d’un traumatisme et les troubles associés à un événement traumatique sont donc éminemment complexes, et le traitement de l’état de stress post-traumatique peut l’être tout autant.
En règle générale, le travail thérapeutique se focalise sur l’acceptation du trauma par la personne comme une donnée qui fait partie d’elle. Dans un premier temps, les traitements consistent à permettre à la personne de mieux comprendre et accepter son état, notamment pour réduire le risque de dépression. Dans un second temps, l’objectif majeur est de construire un cadre particulièrement sécurisant afin qu’elle puisse exprimer ce qu’elle a vécu pendant et après l’événement traumatique. Il s’agit donc de faire entrer la personne dans un processus de désensibilisation et de réduction du phénomène de reviviscence, considérant que mettre des mots sur l’événement traumatique peut et doit la conduire à s’habituer à l’événement, ce qui, par voie de conséquence, va l’aider à s’en détacher. Ensuite seulement, la personne pourra passer à autre chose et se reconstruire.
Les traitements du trouble de stress post-traumatique (ou syndrome de stress post-traumatique) ont beaucoup évolué ces dernières années et plusieurs ont prouvé une certaine efficacité : les psychothérapies « classiques » ; les thérapies cognitivo-comportementales, complétées par différentes techniques telles que la méditation de pleine conscience, la sophrologie et l’EMDR (technique de désensibilisation par mouvements oculaires et reprogrammation) ; la thérapie psychodynamique ou encore la psychanalyse. Cependant, ainsi que nous le verrons plus en détail, si les approches psychothérapeutiques sont fiables, elles peuvent aussi s’avérer limitées et insuffisantes pour plusieurs raisons :
– Elles sont majoritairement basées sur l’expression verbale. Or mettre des mots sur un traumatisme est parfois impossible ou extrêmement douloureux. Certaines personnes traumatisées ne s’investissent par conséquent que partiellement dans le traitement ou ne vont pas au bout de la thérapie, voire l’abandonnent, ce qui peut occasionner des troubles encore plus importants par la suite.
– Les personnes traumatisées continuent d’être sujettes à des troubles après le traitement, car elles n’ont pas pu ou su exprimer ni symboliser suffisamment leur trauma ; elles n’ont donc pas réussi à le mettre à distance.
– Compte tenu du fait que le trouble post-traumatique devient dans la grande majorité des cas un état chronique qui peut durer plusieurs années, il est absolument essentiel de ne pas orienter les soins uniquement sur les symptômes spécifiques au trouble, mais aussi – et c’est loin d’être le cas actuellement – sur la façon d’appréhender la vie après le trauma, en travaillant sur les questions existentielles qui sont de facto fortement remises en cause, voire complètement repensées, après un vécu traumatique.
En définitive, et c’est l’un des objectifs majeurs de cet ouvrage, il est nécessaire de réfléchir et de proposer des approches thérapeutiques complémentaires qui visent à améliorer le soin des troubles psychiques liés à des traumas, et plus encore de trouver des approches qui permettent de mieux vivre, voire de particulièrement bien vivre, l’après. D’autant plus qu’aujourd’hui, environ une personne sur deux subit un traumatisme au cours de son existence – inceste, viol, agression, accident, perte précoce d’un être cher, maladie grave, guerre… Or l’art-thérapie peut et doit être envisagée comme une approche particulièrement opérante, tant pour soigner le trouble que pour aider la personne traumatisée à renaître de son trauma et à le transformer en un vecteur d’une vie plus riche et plus accomplie.
Aux États-Unis – et dans une moindre mesure au Royaume-Uni –, de nombreuses études et recherches ont été menées depuis une vingtaine d’années. Elles ont montré que des programmes de soins psychothérapeutiques complétés par l’art-thérapie avaient des résultats très efficients sur des personnes souffrant d’un état de stress post-traumatique. Plus précisément, ces programmes ont été mis en place dans le traitement du syndrome de stress post-traumatique touchant les anciens combattants américains (ou vétérans) qui avaient combattu au Vietnam, en Afghanistan et en Irak, ou étaient intervenus, plus largement, dans les nombreux conflits au sein desquels ont été impliquées les forces armées américaines depuis le début des années 1990. Si l’art-thérapie a été convoquée dans ce soin particulier et a apporté des résultats très intéressants et surtout opérants, c’est qu’elle présente des caractéristiques et des spécificités qui entrent parfaitement en résonance avec les besoins des personnes souffrant de l’état de stress post-traumatique. Nous en énumérons ici quelques-unes, que nous analyserons et développerons plus en détail ultérieurement dans cet ouvrage :
– Grâce à l’art et plus exactement à la médiation artistique (dessin, peinture, modelage, collage, écriture, mime, danse, musique), et surtout grâce au processus de création, l’art-thérapie est une thérapie du « faire » – contrairement à de nombreuses thérapies qui se caractérisent par le « dire ». Elle a donc ceci de singulier qu’elle permet de s’exprimer sans avoir recours à la verbalisation orale. Or, ainsi que nous l’avons vu précédemment, la mise en mots d’un trauma est ce qu’il y a de plus difficile.
– Le processus de création est un formidable moyen d’exprimer – de déposer – ses émotions positives et négatives « ici et maintenant », de les percevoir et de les comprendre.
– La thérapie du « faire » permet à la personne traumatisée d’être pleinement actrice de son soin – à son propre rythme et à sa manière –, ce qui facilite le développement d’une forte alliance thérapeutique avec le soignant. Cet aspect est primordial pour que la personne traumatisée se sente en pleine confiance et en sécurité.
– L’art-thérapie, par le processus de création et le rapport à la matière, permet de remettre en mouvement, de redévelopper le processus sensoriel et de réveiller le processus émotionnel, considérant que très souvent les personnes en état de stress post-traumatique ont « gelé » leurs émotions.
– Grâce au processus de création et à l’œuvre créée, il est possible d’« extérioriser » l’expérience traumatique et de la mettre ainsi à distance, conditions indispensables pour ensuite l’historiciser et la fixer comme un souvenir.
– L’expression artistique est métaphorique par essence et elle permet d’entrer dans un processus de symbolisation : il est possible de symboliser, pas à pas, des fragments traumatiques, de « reconstituer » progressivement ce qui était jusqu’alors de l’ordre de l’indicible et finalement d’élaborer le vécu traumatique.
Mais l’art-thérapie présente d’autres avantages essentiels. Ainsi, lorsqu’elle est pratiquée en groupe – considérant que l’art-thérapie est avant tout une thérapie groupale –, elle offre la possibilité à la personne de se réinscrire dans le lien intra- et intersubjectif, et de se resocialiser.
Cet ouvrage, outre le fait qu’il apporte des éléments tangibles et précis de l’intérêt et de la pertinence de l’art-thérapie dans le traitement du trouble post-traumatique, se veut aussi une forme de manifeste pour que l’art-thérapie soit plus largement prise en compte dans les services de traumatologie et qu’elle contribue, dans les années futures, à aider les personnes psychotraumatisées à se réinscrire pleinement dans la vie et à renaître de leur trauma.
Présentation de l’éditeur
Aujourd’hui, environ un individu sur deux subit un traumatisme au cours de son existence : agression, accident, inceste, viol, perte précoce d’un être cher, maladie grave, guerre… Or, tout événement au cours duquel la personne est confrontée à la mort est susceptible d’entrainer chez elle un état de stress post-traumatique qui se traduit par des flash-backs envahissants, des crises d’angoisse, des cauchemars récurrents, un repli sur soi, etc.
Si le traitement de l’état de stress post-traumatique a beaucoup évolué ces dernières années et a prouvé une certaine efficacité, il peut aussi s’avérer limité et encore insuffisant. En effet, il est absolument essentiel de ne pas orienter les soins uniquement sur les symptômes mais aussi sur la façon d’appréhender la vie après le traumatisme. C’est là que l’art-thérapie prend tout son sens car elle permet de s’exprimer sans avoir recours à la verbalisation qui est souvent très difficile après un trauma. Extérioriser l’expérience traumatisante et ainsi la mettre à distance sont les conditions indispensables pour s’en détacher et enfin passer à autre chose et se reconstruire.
Dans cet ouvrage, l’auteur montre à quel point l’expression créatrice (danse, écriture, dessin, peinture, collage, musique…) peut nous mettre sur le chemin de la résilience, nous aider à redéfinir nos valeurs essentielles et notre rapport à l’autre, à redévelopper le processus sensoriel et réveiller le processus émotionnel pour tendre vers une certaine forme d’accomplissement de soi.